Louis-René VIARD – La campagne de France de 1914 (suite)

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La bataille des frontières – La retraite – La victoire de la Marne.

Conférence faite en avril 1920

par le Général R.VIARD, commandant le centre d’instruction de Rowno

aux officiers polonais du Centre d’Études militaires.


Mon Général, Messieurs,

Dans ma dernière conférence je vous ai fait connaître les causes lointaines et immédiates de la guerre engagée par l’Allemagne contre la France. Je vais m’efforcer aujourd’hui de vous dire, aussi succinctement que possible, pour ne pas abuser de votre aimable attention, ce qu’a été la guerre de mouvement avant la bataille générale, la bataille des frontières, la retraite, enfin la bataille de la Marne par laquelle je terminerai.

Toutes ces choses, Messieurs, je les ai vécues, acteur passionné apportant ma contribution à l’histoire de la convulsion guerrière la plus formidable qui ait jamais secoué l’humanité depuis que la terre existe et qu’elle tourne.

Peut-être même, au cours de ces journées mémorables, où nous étions tenaillés par l’angoisse, ne nous sommes- nous pas tous rendu compte suffisamment de la grandeur inouïe du spectacle que les nations qui s’entrechoquaient avec fureur, d’un bout de l’Europe à l’autre, nous offraient. Dans cet enseignement, vous serez frappé, j’en suis convaincu, par le formidable effort qu’il nous a fallu faire pour ne pas être écrasés par la monstrueuse machine de guerre allemande.- Vous verrez aussi comment à cet attentat prémédité, scientifiquement préparé par un peuple de brigands, la France répondit par une improvisation merveilleuse de tous les engins de défense, et, à force d’héroïsme, échappa à l’écrasement, que l’infatuation germanique lui prédisait.

Ceci dit, Messieurs, j’aborde mon sujet.

Le 2 Août, le VIIIème Corps allemand occupe le Luxembourg sans résistance.

L’ultimatum envoyé à la Belgique ayant reçu une réponse négative, les colonnes allemandes franchirent la frontière Belge dans la nuit du 3 Août et commirent dans les villages leurs premières atrocités, fusillant, massacrant hommes, femmes, enfants, brûlant tout sur leur passage ainsi qu’il résulte de nombreux témoignages et de rapports officiels. GUILLAUME II écrivit à FRANÇOIS-JOSEPH : « Mon âme se déchire, mais il faut tout mettre à feu et à sang, égorger hommes, femmes, enfants et vieillards, ne laisser debout ni un arbre, ni une maison. Avec ces procédés de terreur, la guerre finira.»

 

Sur le front occidental, la guerre commença par l’attaque brusquée de la Belgique et la ruée allemande sur Paris, arrêtée par la victoire de la Marne.

La victoire des Flandres fit échouer la course à la mer des armées allemandes. Dès lors la guerre de manœuvres cessa pour faire place à la guerre de tranchées et d’usure qui se prolongea pendant quatre ans.

 

CONCENTRATION ALLEMANDE VERS LA BELGIQUE

Du 3 au 15 Août, l’Allemagne put concentrer aux frontières de Belgique et de France 1.350.000 combattants soit 34 corps répartis en 3 armées :

 

-La 1ère armée sous Von KLUCK devait marcher d’Aix- la – Chapelle sur Louvain ;

-La IIème sous Von BULOW, d’Aix-la-Chapelle, en remontant la Meuse, sur Huy ;

-La IIIème sous Von HAUSEN, de Malmédy sur Dinant ;

-La IVème sous le duc de Wurtemberg, était échelonnée le long des Ardennes ;

-Le Kronprinz FRÉDÉRIC-GUILLAUME marchait à la tête de la Vème armée de Trèves sur Longwy ;

-La VIème sous le Kronprinz RUPPRECHT de Bavière occupait le secteur Delme-Lirey;

-La VIIème sous Von HEERINGEN gardait les Vosges ;

-Et la VIIIème sous Von DEIMLING, la Haute-Alsace.

 

Tous ces chefs, Messieurs, étaient princes, ou nobles ; les bourgeois et les intellectuels étaient exclus des grades supérieurs dans cette armée restée toute féodale. Les hobereaux allemands et surtout les fidèles Junkers de Prusse formaient encore une caste militariste privilégiée.

 

L’ARMÉE FRANÇAISE.

L’armée française n’était pas une machine aussi savamment montée, aux rouages impeccables, ni surtout aussi abondamment pourvue.

Composée seulement de trois contingents de l’active, dont un seul avait plus d’un an de présence sous les drapeaux, elle avait cependant une réserve solide et bien exercée. Les sous-officiers rengagés étaient assez nombreux ; les officiers recrutés au concours sortaient pour la plupart de nos grandes écoles militaires sans aucune considération de naissance. Moins de traditions et de science manœuvrière dans notre armée démocratique, image exacte de la nation, mais plus d’initiative, une discipline moins brutale et plus raisonnée.

Le soldat français, chacun le sait, reste capable de tous les héroïsmes, pourvu qu’il aime ses chefs et qu’il se sente bien commandé. Malheureusement l’armée manquait absolument d’artillerie lourde. Elle n’avait que 2500 mitrailleuses à opposer aux 50 000 mitrailleuses allemandes. L’emploi des engins prohibés par les conventions de la Haye eût été considéré par les Français comme un manquement à toutes les traditions chevaleresques de la race. Il fallut aux nôtres une adaptation nouvelle qu’ils acquirent vite sur les champs de bataille ; et à nos gouvernants la mise en œuvre d’une organisation méthodique de tous les services qui n’avaient pas été prévus ou qui avaient été insuffisamment assurés.

 

CONCENTRATION FRANÇAISE VERS LE RHIN.

Confiants dans la neutralité de la Belgique, nos comités de guerre n’avaient entretenu en bon état de résistance que nos forteresses de l’Est. Belfort et Épinal, Toul et Verdun, entourés de leurs lignes de forts détachés, formaient des défenses redoutables sur toutes les routes d’invasion ouvertes dans notre frontière de l’Est, la seule vulnérable puisqu’elle n’était garantie par aucun état tampon, Suisse, Luxembourg ou Belgique.

C’est donc vers l’Est que les premières actions s’engagèrent. La France ne put mettre en ligne tout d’abord que 800 000 combattants, groupés en six armées :

-L’armée d’Alsace à Belfort, sous le Général PAU, le glorieux mutilé de 1870 ;

-La 1ère Armée de Lorraine sous le Général DUBAIL gardait la frontière de Lunéville à Saint-Dié ;

-La IIème armée de Lorraine sous les ordres du Général de CASTELNAU s’étendait jusqu’à la Seille ;

-La IIIème et la IVème armée défendaient la trouée des Ardennes, l’une sous le Général RUFFEY à Longuyon, l’autre sous le Général de LANGLE de CARY à Sedan ;

-La Vème armée sous le Général LANREZAC gardant la trouée de la Sambre, de Rocroi à Fourmies.

-L’armée anglaise, petite encore par le nombre   (seulement 60 000 hommes), grande par le courage, était placée à l’extrême gauche, de Fourmies à Maubeuge.

Les Belges, au nombre de 117 000, étaient incapables de résister à la formidable poussée allemande : ils ne pouvaient que la retarder.

À la voix de son jeune souverain, le roi ALBERT, ils se sacrifièrent pour défendre leur patrie et pour sauver l’honneur.

Aussi, Messieurs, les Français n’oublieront jamais ce que, dans une heure tragique, les Belges ont fait pour eux. Depuis ce jour, la Belgique est la sœur d’adoption de la France, et elle sait comment nous savons aimer ceux qui nous aiment.

 

ATTAQUE BRUSQUÉE EN BELGIQUE

BATAILLE DE CHARLEROI

Dès le 3 Août, les régiments allemands franchirent la frontière.

A Visé, à Hasselt, à Diest, à Aarschot, à Tirlemont, surtout à Andenne et à Dinant, ils inaugurèrent là leur méthode de massacrer des civils inoffensifs, d’incendier systématiquement maisons et édifices. Ils s’imaginaient que la terreur abrégerait la guerre :

« Soyons durs ! »

Tel était leur mot d’ordre.

Liège, quoique bien défendu par le Général LIMAN, capitule sous les coups de la grosse artillerie allemande le 17 Août.

La bibliothèque de l’Université de Louvain, une des plus vieilles et des plus riches de l’Europe, fut brûlée.

Bruxelles fut occupé le 20 Août.

En même temps, une autre armée allemande remontait la Meuse, investissait Namur, et rejetait les Français, entrés en Belgique sur la demande, j’insiste sur ce point, du gouvernement Belge, de Dinant sur Charleroi.

Là fut livré, du 20 au 24 août la première grande bataille. Les armées du Maréchal FRENCH, des Généraux LAUREZAC, de LANGLE de CARRY et RUFFEY y déployèrent sans succès la plus brillante valeur.

Charleroi, Messieurs, fut pris et perdu cinq fois par les nôtres, mais nos pertes étaient énormes.

Les Anglais se mirent en retraite sur la ligne Maubeuge-Bavay.

Les Français sur la ligne Beaumont-Givet, cours de la Semoy.

Le dernier essai tenté pour défendre l’entrée de la frontière française eut lieu à Virton, où le Général SARRAIL fit de brillants débuts. Namur capitula ; toute la province fut mise à sac ; les habitants poussés comme un vil bétail hors de leurs demeures pillées, anéanties ; les prisonniers fusillés en masse sur l’ordre du Général Von DREICH. Tout le Brabant, toute la région de Sambre-Meuse étaient entre les mains des Allemands ; la ruée, Messieurs, allait se poursuivre en France.

 

LA RUÉE SUR PARIS.- LE GÉNÉRALISSIME JOFFRE.

Le Généralissime JOFFRE, un de nos plus expérimentés coloniaux, qui pour ses débuts, avait donné Tombouctou à la France, avait toutes les qualités d’un grand chef français : l’autorité qui commande le respect, la bonté qui entraîne les cœurs, l’art de choisir et de s’attacher ses subordonnés, un imperturbable sang-froid joint à une connaissance très sûre de toutes les choses de la guerre. Aucune intervention étrangère ne contrecarrait ses ordres : la confiance et l’abnégation de ses chefs de corps en assurait la parfaite exécution. Il avait une foi absolue dans la vaillance de ses soldats ; et, sans les exposer inutilement, il ne fit jamais appel en vain à leur esprit de sacrifice. Ils l’appelaient familièrement le grand-père. Tous ceux du front et de l’arrière lui faisaient également confiance.

 

LA RETRAITE PAR ÉCHELONS.

Les Allemands n’ayant pu attirer les Français au piège de la Belgique, en les forçant à quitter leurs fortes positions de l’Est, voulurent au moins, par une invasion à marches forcées, foncer sur Paris dégarni. Ils espéraient appliquer leur tactique habituelle d’enveloppement, en gagnant de vitesse tous les corps français concentrés trop à l’Est.

Le Général JOFFRE devina leurs projets comme s’il eût assisté à leurs conseils : il ordonna une retraite stratégique par échelons qui retarderait leur marche et qui lui permettrait de reconstituer une masse offensive suffisante, en réunissant toutes les armées déjà sur pied avec les forces prélevées en Alsace et les armées nouvelles des Généraux FOCH et MAUNOURY.

Longwy, jusqu’au 26 août, Maubeuge jusqu’au 3 septembre, arrêtèrent par une vigoureuse résistance de nombreuses forces allemandes. Mais Tourcoing, Roubaix, Lille, nos plus riches places du Nord furent occupées sans résistance.

A Cambrai, à Bapaume, à Guise et Saint-Quentin, des combats acharnés se livrèrent avec l’appui du Général D’AMADE à Arras et de la nouvelle armée MAUNOURY dans le Santerre. Mais nos braves recevaient sans le comprendre l’ordre invariable de se replier : sur la Meuse, l’armée RUFFEY, qui était passée sous les ordres du Général SARRAIL, reculait, invaincue, de Stenay jusqu’aux approches nord de Verdun. Les Allemands, Messieurs, sans s’en douter, avaient perdu l’initiative. Incapable de céder à aucun entraînement sentimental, le Général JOFFRE les manœuvrait comme il le voulait, se donnait le champ nécessaire. Il attirait les hordes du nouvel ATTILA dans les champs catalauniques, où il avait le dessein de les battre.

 

LE GÉNÉRAL GALLIÉNI À PARIS.

LE GOUVERNEMENT DE LA DÉFENSE NATIONALE À BORDEAUX.

Paris, Messieurs, se sentait très menacé.

Le 26 Août, un gouvernement de défense nationale fut formé : VIVIANI garda la Présidence du Conseil avec BRIAND à la Justice, MILLERAND à la guerre, DELCASSÉ aux Affaires Étrangères, RIBOT aux finances ; deux socialistes SEMBAT et Jules GUESDE entrèrent dans ce grand ministère pour corroborer l’union sacrée. Le Général GALLIÉNI devint Gouverneur de Paris et promit de le défendre jusqu’au bout.

Ces ministres, Messieurs, venus de tous les pôles de l’horizon politique, d’une valeur indiscutée pour la plupart, inspiraient confiance.

Mais lorsque les Allemands furent arrivés à Compiègne, à Soissons et à Creil, lorsque les « taube » survolèrent la capitale, le gouvernement français résolut de se mettre à l’abri d’un coup de main. Le 2 septembre, il se transporta à Bordeaux avec le parlement, les ministères et toutes les grandes administrations.

Le Général GALLIÉNI, avec une fébrile activité, complétait par l’appoint des dépôts la formation de la nouvelle armée du Général MAUNOURY et mettait Paris en état de défense : on savait que les Allemands avaient voué Paris à un anéantissement total.

 

LE GÉNÉRAL DE CASTELNAU AU GRAND-COURONNÉ DE NANCY

Les Allemands, par une course vertigineuse, avaient atteint l’Aisne le 1er septembre et la Marne le 3 septembre.

Le Kaiser lançait toute l’armée du Kronprinz avec 400 canons lourds à assaut des positions qui couvraient Nancy, où il s’était vanté d’opérer son entrée triomphale le jour anniversaire de la bataille de Sedan. Il se heurta à l’implacable ténacité du Général de CASTELNAU, bien retranché dans les ouvrages du Grand-Couronné, disposant d’une bonne artillerie (canons de 75 et Rimailho), énergiquement soutenu à sa droite par l’armée des Vosges, à sa gauche par l’armée du Général SARRAIL et les forts de Verdun.

De Pont-à-Mousson à Dombasle, les Allemands abandonnèrent sur le champ de bataille près de 40 000 morts (31 août-9 septembre).

Le Général JOFFRE, confiant dans la solidité des ouvrages du Grand-Couronné, n’y avait cependant laissé que des troupes peu nombreuses, détournant sur la Marne tout ce qu’il pouvait en détacher.

Les Allemands étaient à moins de 40 kilomètres de Paris.

Cependant l’état-major allemand n’osa pas s’aventurer vers la capitale avant d’avoir mis hors de combat la puissante armée de JOFFRE qui aurait pu prendre les Allemands à revers.

La prise des villes, vous le savez, Messieurs, ne compte pas dans l’art militaire ; c’est la destruction des armées qui seule peut anéantir la résistance de l’ennemi.

Von KLUCK, qui commandait l’aile droite allemande chargée de l’enveloppement, pensait qu’après la capitulation du Général JOFFRE, celle de Paris ne pourrait tarder.

Nos avions constatèrent le 4 septembre que les colonnes allemandes marchaient vers le sud-est avec l’intention évidente d’envelopper toute l’armée française.

Le 6 septembre, Messieurs, la bataille de la Marne commençait.

C’est à partir de ce jour-là que la victoire aux ailes d’or, qui depuis quarante-quatre ans avait déserté nos drapeaux en Europe, reprenant son vol irrésistible, d’une voix éclatante, cria à nos soldats :

« En avant ! Frappez au cœur !…Désormais la victoire est avec vous. »

La France, Messieurs, reconnut la voix que, depuis si longtemps, elle n’avait plus entendue. Elle frémit d’enthousiasme et de joie. De MUN, qui allait mourir, l’entendit avant de fermer les yeux, et dit ; « Enfin ! C’est elle ! Je l’ai tant priée, comme une sainte ! Elle revient ! »

JOFFRE, qui n’avait jamais désespéré, dit à ses officiers : « La voilà ! Nous l’avons apaisée à force de sacrifices. Elle est rouge de notre sang : elle nous restera fidèle !  A compter d’aujourd’hui nous reprenons l’offensive. »

Et, dans le vaste ciel, par-dessus le pétillement de la mousqueterie, le fracas de la canonnade, et les rumeurs de la bataille, plus de 900 000 Allemands, Messieurs, engagèrent pendant six jours de furieuses mêlées contre 700 000 Français et 60 000 Anglais sur un front qui avait pour points d’appui Paris et Verdun. Telle fut, Messieurs, cette bataille de la Marne, véritable bataille de géants, qui a sauvé Paris et le monde.

Dans ses mémoires, le Général MARBOT, ayant à formuler son appréciation sur les évènements militaires de la campagne de 1815, la résume en cette phrase d’une concision familière :

« Nous avons manœuvré comme des citrouilles.»

 

Je crois fermement, Messieurs, que c’est l’opinion qu’il faut avoir de la stratégie du grand État-major allemand. A partir du moment où l’armée allemande a mis le pied en Belgique, le Général de MOLTKE, puisque c’était lui le grand chef, a accumulé faute sur faute.

 

L’envahissement total de la Belgique, l’occupation de Bruxelles, l’extension du mouvement enveloppant de l’armée allemande au-delà de la Meuse, ont été des fautes capitales. Si l’armée allemande, au lieu d’étendre son front plus loin que Mons, s’était concentrée de façon à passer entre Liège et Chimay en masquant simplement la forteresse belge avec trois corps d’armée, elle serait arrivée beaucoup plus vite en France. Elle aurait pris à revers la couverture de Lorraine, et aurait livré bataille en Champagne et non en Seine-et-Oise et Seine-et-Marne.

L’armée de Paris ne trouvait pas l’occasion de faire le mouvement qui l’a jetée, avec une extrême habileté, dans le flanc des troupes de Von KLUCK, et il est probable que les Allemands n’auraient pas perdu la bataille de la Marne. Mais il était écrit qu’ils la perdraient, parce que l’État-major voulait faire grand, et que le mouvement enveloppant de l’aile droite allemande devait balayer toute la France du Nord et arrêter devant Paris consterné, pour y entrer par un coup de force.

 

Seconde faute : pourquoi, une fois ce mouvement enveloppant engagé, ne l’a-t-on pas continué intrépidement ?

La raison, Messieurs, la voici :

Arrivée à Compiègne, au lieu de foncer vers Paris, la droite allemande arrête sa marche sur l’Ouest et s’infléchit vers le sud-est. Elle contourne Paris, qu’elle paraît éviter.

Au lieu de venir buter fortement sur Montlignon, Ecouen, Vaujours, et d’essayer de les emporter, elle monte vers Lagny, Meaux, La Ferté-sous-Jouarre, passe la Marne et paraît chercher à couper la ligne de l’Est, vers Ozoir-la-Ferrière, la ligne de Paris-Lyon, vers Montgeron et la ligne d’Orléans, dans la direction de Brétigny.

Elle va jusqu’à Coulommiers. Mais à ce moment précis, le Général JOFFRE a trouvé l’occasion qu’il cherchait depuis Charleroi, qu’il a manqué à Guise, à Ham et Péronne et qui s’offre, là, magnifique. Paris est dans le dos de l’armée allemande. Les Anglais, sous les ordres du Maréchal FRENCH, sont à Provins, à Melun, presque à Fontainebleau.

Les corps français, sur la droite ont reculé par vastes échelons, appuyés au pivot inébranlable qu’a constitué, pendant toute la retraite, l’armée du Général de CASTELNAU, qui tient le Grand-Couronné de Nancy.

Le Général FOCH, aujourd’hui Maréchal de France, vient de découvrir le manque de liaison qui existe entre l‘armée du Kronprinz et celle du Prince de Wurtemberg. Il se jette dans l’espace ouvert, comme un coin.

En même temps, les Anglais font face en arrière et marchent sur Montmirail. Toute l’armée française reprenant l’offensive se jette sur l’allemand étonné, qui se croyait trop sûr de sa victoire.

La garde prussienne, poussée par l’armée FOCH, dans les marais de Saint-Goud et sur Fère-Champenoise est écrasée, laissant des prisonniers, de l’artillerie, une partie de ses convois, dans les boues de la plaine. Elle a, pour la seconde fois, subi l’ascendant de la furie française, car déjà à Guise elle a été décimée.

Von HAUSEN, qui marchait de l’avant avec ses Saxons, est bousculé par les Anglais, et Von KLUCK, Messieurs, le plus habile manœuvrier de l’armée allemande, se voit tourné sur son flanc droit par l’armée du Général MAUNOURY que le Général GALLIÉNI a jeté sur lui, avec un admirable à propos.

La fortune des armées, Messieurs, venait de tourner brusquement, et le Général JOFFRE récoltait, en un instant, le fruit de sa constance, de sa fermeté, de sa prudence.

Il avait, pendant cent lieues, battu en retraite devant l’ennemi en cherchant son champ de bataille. Il venait de le trouver et, avec une décision remarquable, il y battait son adversaire.

 

Le 9 septembre, la retraite des Allemands était générale. Malheureusement nos troupes harassées et manquant de munitions, ne purent transformer la retraite boche en désastre.

L’ennemi put s’arrêter à hauteur de l’Aisne et s’organiser défensivement entre l’Oise et la Meuse. L’action se cristallisa sur ce pont ; chaque parti consolida ses points d’appui, organisa des tranchées et des défenses accessoires.

 

Ce qui s’est passé, Messieurs, après la bataille de la Marne, est tout-à-fait extraordinaire, et paraît un épisode de roman.

On dirait qu’Arsène Lupin a travaillé en collaboration avec les envahisseurs. Ceci n’a rien d’exagéré. Le célèbre cambrioleur aurait pu prendre des leçons de vol, auprès de nos ennemis, mais par contre il aurait pu leur donner des leçons de courtoisie. En tout cas, jamais, ses maisons à doubles fonds, à cachettes dans les murs, à couloirs secrets, n’ont été mieux truqués que les positions sur lesquelles les Allemands se sont ramassés après leur défaite.

Ils s’étaient dirigés sur Soissons et Noyon, avec une hâte extraordinaire. Ils savaient qu’ils allaient y trouver des casemates, des tranchées, des souterrains, des redoutes maçonnées bétonnées, préparées, dès le temps de paix, et garnies de munitions, de vivres, et de tout ce qui pouvait leur être nécessaire.

Ceci, Messieurs, est à peine croyable, et pourtant cela est vrai.

Il est vraiment extraordinaire qu’une guerre agencée, avec un tel luxe de précautions dans le détail, montée, combinée avec une organisation aussi minutieusement scientifique, une méthode si remarquable dans l’hypocrisie et la duplicité, n’ait pas obtenu des résultats plus satisfaisants.

Tout ce que la préparation savante de la guerre, ce que Léon DAUDET avait si lumineusement prévu, dans son « Avant-Guerre », presque prophétique, avait été porté par les Allemands au point de perfection le plus étonnant. Et tous ces moyens frauduleux, tout ce truquage de la lutte, toute cette déloyauté basse d’un adversaire, qui cherche à rendre le combat inégal, par des pièges et des chausse-trapes, toute cette vilénie a été inutile. Les mauvais joueurs, les adversaires perfides, ceux qui ont pratiqué les coups défendus, enfin qui n’ont pas fait franc-jeu, en ont été pour leur courte honte : ils ont été battus malgré leur habileté. Et on peut dire, sans orgueil, que c’est le meilleur qui a triomphé.

Messieurs, je me suis laissé emporter par l’intérêt puissant que m’offrait cette bataille de la Marne, qui a marqué la fin du cauchemar dans lequel nous vivions depuis le commencement de la guerre.

Il avait paru bien dur à tous les Français, que leurs troupes fussent repoussées par l’offensive allemande et que nos vingt corps d’armée ne parussent pas en état d’arrêter le formidable mouvement tournant qui les balayait comme de la poussière.

 

Étions-nous donc devenus le peuple dégénéré, mûr pour la servitude, que l’Allemagne se déclarait décidée à rayer de la carte de l’Europe ?

La réponse, Messieurs, avait été foudroyante.

Nous étions toujours les soldats de Valmy…

Nous pouvions enfin respirer, reprendre confiance, et nous livrer à l’espoir.

Du reste, nous avions affaire à de tels monstres que nous n’avions pas à hésiter sur la façon de nous conduire : l’héroïsme nous était imposé par le souci de la conservation.

Il s’agissait du salut de notre pays.

 

A Rowno, avril 1920

Le Général R.VIARD, commandant le Centre d’Instruction