Gérard LOTH – UN ENFANT DANS LA TOURMENTE – Souvenirs de 39/45

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TEMOIGNAGE DE GERARD LOTH –


Mon père, cheminot, est décédé en 1938 ; ma mère est alors admise comme veuve au PLM, qui deviendra plus tard la SNCF. Elle est nommée comme chef de station à Arçon, une petite gare sur la ligne de Pontarlier à Gilley, dans le Haut Doubs. J’ai alors environ sept ans.
Un peu avant la déclaration de guerre, des soldats français arrivent dans le village pour creuser des tranchées et installer des barrages sur les routes. C’est, paraît-il, pour construire une seconde ligne Maginot.
Gamelin, un vieux général, viendra même se rendre compte de l’avancement des travaux… Moi je vais souvent rendre visite à ces soldats qui m’invitent à manger avec eux à la roulante. Que c’ était bon !…
Au début de l’année 40 les soldats s’en vont ; ils vont arrêter les Allemands qui ont envahi la Belgique et déjà occupent le nord de la France !…
Début juin, Maman reçoit l’ ordre de quitter sa gare et de se rendre à Pontarlier avec ses documents les plus importants pour prendre un train qui nous emmènera dans le sud de la France. Nous voici dans un wagon de marchandises avec d’autres cheminots et quelques civils. Des gens de la Croix Rouge nous donnent à manger et à boire. Notre train s’arrête à Bourg-en-Bresse derrière un train de troupe. Là nous serons mitraillés par des avions italiens. Heureusement on nous avait fait nous cacher sous les wagons. Personne n’a été touché par la mitraille. Certains disent avoir entendu à la radio un certain Général de Gaulle dire que la France avait perdu une bataille mais pas la guerre. Et nous repartons.

L’armistice sera signée le 25 juin par le Maréchal Pétain, le nouveau chef de notre pays. Nous rejoindrons Nîmes où nous serons pris en compte par la Croix Rouge qui, je crois, nous logera dans une école où il y avait des religieuses pour s’occuper de nous. Je serai frappé de voir les arènes disparaître pratiquement sous des piles de sacs de sable!

Après quelques jours, nous avons l’autorisation de rentrer dans notre région, maintenant occupée par les Allemands. Le voyage sera de courte durée, nous serons bloqués à Tournon, petite ville de l’Ardèche. Nos serons de nouveau hébergés dans un couvent où Maman aide les Sœurs dans les travaux ménagers. De jeunes nonnes me promènent dans la campagne et sur les bords du Rhône d’où l’on voit parfois des soldats allemands se baigner dans le fleuve. C’ est à Tournon que j’ ai mangé mes premières pêches.

Enfin nous pouvons repartir chez nous, cette fois dans un train de voyageurs. Nous faisons un long arrêt en gare de Chalons-sur-Saône. Un immense drapeau à croix gammée flotte du haut de la verrière pratiquement jusqu’au sol. Des soldats habillés en vert, avec une chaîne autour du cou, un casque sur la tête et un fusil à l’ épaule entrent dans le compartiment en criant : « Papiers ! », et font ouvrir les valises… Nous arriverons à Pontarlier, où nous serons encore contrôlés par les Allemands avant de pouvoir rentrer chez nous.
Je ne verrai plus de soldats allemands avant l’été 41 lorsqu’ un train de militaires déjà âgés viendra stationner dans notre gare pour récupérer le fer utilisé par les Français pour les barrages. Le commandant du train avait un tout petit chien appelé Racca. Un jour le « soldat » Racca a disparu et des patrouilles de deux hommes sont parties à sa recherche dans tout le village, sans succès. Racca est revenu tout guilleret quelques jours après. Le train est parti à la fin de l’automne 41 car ses occupants devaient rejoindre le front russe. Beaucoup de soldats pleuraient.
A l’ école nous apprenons « Maréchal, nous voilà » que nous devons chanter tous les jours.

Le village reprit son calme et ses habitudes. En octobre 1940 le rationnement est entré en vigueur. Il concerne l’ alimentation, les vêtements, les chaussures.. . Bientôt nous mettrons des galoches à semelles de bois. Les Français sont classés en différentes catégories : les enfants, les adultes, les travailleurs, les vieillards. J’appartiens à la catégorie J2 (de 6 à 12 ans ). Je ne manque de rien. Les paysans, qui pourtant subissent les réquisitions, tuent parfois un cochon – voire une « vache malade » ! – et nous en font profiter. Je mange aussi du chocolat. L’ usine Nestlé de Pontarlier en expédie en Allemagne et quelques tablettes tombent parfois des wagons…
En décembre 1942 ma mère est mutée à Bourguignon, une gare un peu plus importante sur la ligne de Montbéliard à Saint Hippolyte. Bourguignon est un petit village mi–ouvriers, mi-agriculteurs.
En attendant que notre déménagement arrive, nous logerons au café de la gare. Nos hôtes sont très accueillants ; ils ont deux filles ; j ‘épouserai la cadette quelques années plus tard ! Le premier jour nous prenons nos repas dans la salle du café. Il y fait très froid. La patronne nous invite à partager leur repas à la cuisine. Le soir on nous accompagne dans notre chambre, pas chauffée, avec une bougie car il n’y a pas encore d’électricité dans les chambres ni, bien sûr, de chauffage.
A partir de 1943, le rationnement se fait de plus en plus sentir. La ration alimentaire d’un adulte ( de 22 à 70 ans ) est de 250 g de pain gris et de15 g de matière grasse par jour, de 180 g de viande, 40 g de fromage maigre par semaine et de 500 g de sucre, 200 g de riz, 250 g de pâtes. Tous ces produits sont perçus avec des tickets détachables de cartes d’alimentation. Le café est très rare. On le remplace par de la chicorée et de l’orge grillé que nous allons souvent glaner dans les champs après la récolte. Heureusement nous avons les légumes de nos jardins! Nous faisons le maximum de conserves ! Je me rappelle en particulier les mûres que nous mettions en bouteilles. On les sortait avec un fil de fer recourbé; c’était un mélange de jus, de pépins et de peau très acide…

Heureusement nous avons le lait que nous allons chercher tous les soirs à la laiterie en même temps que les paysans apportent la traite du soir. Nos parents font des prouesses pour nous nourrir le mieux possible alors qu’ ils ont souvent faim. Nous mangeons beaucoup de pommes de terre cuites en robe des champs en buvant un bol de lait. Ce lait que Maman mettait dans un saladier pour en recueillir la crème et la battre pour faire un peu de beurre .
L’ été nous allons nous baigner dans le Doubs. Filles et garçons, nous avons tous des maillots tricotés par nos mères qui, une fois mouillés, nous tombent sur les genoux ! Le samedi nous en profitons pour faire notre toilette. A Noël, je trouve une orange dans mes souliers, sans doute tombée d’ un train… Quel délice !

L’hiver 1944 est rigoureux. Il y a de la neige. Nous avons froid. A la radio anglaise, les parents écoutent les messages diffusés à l’intention des résistants et suivent régulièrement le déroulement de la guerre. Lors de ces émissions on nous éloigne du poste.
En 1942 déjà, dans le Haut Doubs la résistance s’organisait. Joly ( alias Valentin), un officier d’ active, mettait en place des maquis sous les ordres du Général Maurin. Le 6 juin 1944 on apprend que les Américains ont débarqué en Normandie et que la guerre sera bientôt finie…Quelques jours après des maquis se constituent : au fort du Lomont, sur le plateau d’Ecot près d’Etouvans, limité au nord, à l’ouest et à l’est par la vallée du Doubs, séparé au sud de la chaîne du Lomont par la vallée de la Ranceuse, petit affluent du Doubs. Dans sa partie nord, le plateau domine la voie ferrée Besançon-Belfort où les maquisards feront de nombreux sabotages : coupures de voies ferrées, déraillements, destructions de ponts enjambant la rivière ou le canal du Rhône au Rhin, coupures de lignes téléphoniques…
Le maquis d’ Ecot regroupe 180 hommes, tous du Pays de Montbéliard, qui peuvent, dans la journée, rejoindre leur travail ou leur famille sur ordre de leur chef.
Le 8 juillet 44, les Allemands attaquent ce maquis au petit matin avec environ 700 hommes. Les maquisards sont surpris en plein bivouac. Après une journée de combat, 50 maquisards seront tués, 22 fusillés, quelques prisonniers seront emmenés à Montbéliard . Les pertes allemandes s’élèveront à 70 morts. En représailles les villages d’ Etouvans et de Villars-sous-Ecot seront incendiés.
Avec mes camarades nous voulons aussi faire de la « résistance » ; alors nous coupons tous les fils téléphoniques arrivant juste au-dessus de la fenêtre du bureau de Maman. Une autre fois, avec des cailloux et des morceaux de fer coincés dans un aiguillage, nous parvenons à faire dérailler le tender de la locomotive : enquête des gendarmes, menaces de prison … Heureusement il semblera que c’était un accident.
Le 12 septembre, Pont-de-Roide est libéré par la Première Armée Française. La bataille fait rage. Vermondans, un petit village où sont engagés des Tirailleurs Nord-Africains et Sénégalais, sera pratiquement détruit.
Par manque de carburant et de munitions, le front se stabilise à deux ou trois kilomètres de nos habitations.

Les allemands installent des postes de combat, coupent les arbres pour faire des barrages anti-chars, posent des mines sur la voie ferrée, la route et les champs qui bordent le Doubs. Trois panzers stationnent à proximité du café de la gare et de l’entrée de l’ usine Peugeot. Je suis frappé de voir un officier, un SS, cadenasser les tourelles de ses chars partant en patrouilles.
L’état-major s’est installé au café et un camion de transmissions est juste contre notre maison. Dix- sept personnes sont réfugiées dans notre cave. Je parle un peu allemand et mes copains me chargent souvent de demander des cigarettes à un soldat : « Bitte, haben sie Cigaretten – Nein, kein Cigarette für Kinder – Das ist für meinen grössen Kameraden – Ach so… » et il me donne quelques cigarettes, à la grande joie de mes amis…

Le 2 octobre nous recevons l’ordre d’ évacuer le village. Je dois abandonner Dick, mon chien, que maman enferme dans la maison. Nous partons à vélo avec quelques vêtements. Maman a une mastoïdite.
Sur la route, à environ quatre ou cinq mètres, devant nous, trois personnes, dont un bébé de quelques mois dans sa poussette, seront tués par un obus français. Nous, nous pédalons, pédalons !..
Nous passerons la nuit à Valentigney dans une dépendance des établissements Peugeot. Nous repartirons, toujours à vélo, le lendemain jusqu’ à Beaucourt, où nous serons logés dans un château appartenant à la famille Japy. Au bout de quelques jours, maman étant toujours malade, à la demande d’un médecin français aux autorités allemandes, nous partirons en ambulance allemande jusqu’à la frontière suisse. Les militaires suisses nous conduiront à l’ hôpital de Porrentruy où maman sera soignée pendant quelques jours, pour enfin être rapatriés à Pontarlier où Maman sera interrogée par les services de renseignements français.

Enfin nous nous retrouvons chez des amis à Arçon, le village que nous avions quitté deux ans auparavant. Je retournerai à mon ancienne école en attendant que l’on puisse rentrer à nouveau chez nous. Mais cette fois-ci, j’étais le petit réfugié ! Mon instituteur, Monsieur Roy, commandant de réserve je crois, me fera apprendre «Hymne » de Victor Hugo, poème que je réciterai devant le monument aux Morts le 11 novembre. J’étais très ému et très fier.

Bourguignon sera libéré le 17 novembre 1944 presque simultanément avec Vermondans. La route de l’ Alsace est ouverte aux libérateurs. Maman n’est venue me chercher que courant décembre. En rentrant, j’apprends que deux de mes camarades ( deux frères ) avaient sauté sur des mines et que mon chien avait été tué par les Allemands. Toutes les vitres de notre gare étaient cassées par les bombardements ; il a fallu les remplacer par des tôles fournies par l’usine Peugeot. Au printemps1945 des prisonniers allemands ont enlevé les mines posées quelques mois auparavant. Tous les jours il y en avait un ou deux qui se faisaient sauter.
Petit à petit la vie reprit son cours, la guerre continua encore quelques mois, les prisonniers et les déportés revinrent. Parfois le maire se rendait dans une famille pour annoncer qu’un fils, un père, un mari ne reviendrait pas !  Le ravitaillement manquait toujours. Heureusement nous avions le droit d’aller en Suisse chaque mois chercher un peu de sucre, de café, de riz, de confiture et… de mélasse.
Nous étions libres et heureux.

Plus de soixante-dix ans ont passé. J’ai vécu cette période avec l’innocence de l’enfance qui ne se rend pas toujours compte des situations dramatiques. J’en ai conservé quelques images qui me marqueront toujours.

Pour conclure je voudrais dire à mes enfants et aux jeunes générations :

« Souvenez–vous de ces Maghrébins, de ces Sénégalais, et autres soldats des colonies d’alors, venus se battre pour leur pays : la France !

Souvenez–vous de tous ces jeunes ouvriers, paysans, étudiants, filles ou garçons qui ont donné leur sang.

Que leur souvenir reste à jamais gravé dans nos mémoires.»